À Madrid. Fin des années 1690. Un grand politicien espagnol, Don Salluste, condamné à l'exil par la reine pour affaire de mœurs, utilise pour se venger de cette humiliation les services d'un de ses laquais, Ruy Blas, dont il connaît la passion secrète pour la souveraine. Sans lui expliquer la trame dans laquelle il l'implique, il lui ordonne de feindre d'être Don César de Bazan et, sous cette fausse identité, de se faire aimer de la reine, qu'il compte ainsi compromettre. Ruy Blas prend son rôle au sérieux. Au moment même où il est sur le point d'atteindre son bonheur, Salluste revient lui rappeler qu'il n'est que son instrument. Ruy Blas comprend qu'il n'a été que le jouet de la vengeance de Salluste contre la reine. Désespéré et révolté, Ruy Blas tue Salluste et avoue tout à la reine.
Acte V, Scène 4
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'œil fixe à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.
RUY BLAS, d'une voix grave et basse.
Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
— Je n'approcherai pas. — Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible... Oh ! ce n'est pas facile
À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile.
Je suis honnête au fond. — Cet amour m'a perdu. —
Je ne me défends pas, je sais bien, j'aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
— C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
LA REINE
Monsieur...
RUY BLAS, toujours à genoux.
N'ayez pas peur, je n'approcherai point.
À votre majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! — [...]
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon cœur se rompt !
LA REINE
Que voulez-vous ?
RUY BLAS, joignant les mains.
Que vous me pardonniez, madame !
LA REINE
Jamais !
RUY BLAS
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr ?
LA REINE
Non, jamais !
RUY BLAS
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait.
Triste flamme,
Éteins-toi !
LA REINE, se levant et courant à lui.
Que fait-il ?
RUY BLAS, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
LA REINE, éperdue.
Don César !
RUY BLAS
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m'avez aimé !
LA REINE
Quel est ce philtre étrange ?
Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! réponds-moi ! parle-moi !
César ! je te pardonne et t'aime et je te croi1 !
RUY BLAS
Je m'appelle Ruy Blas.
LA REINE, l'entourant de ses bras.
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne !
Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
RUY BLAS
Si ! c'est du poison. Mais j'ai la joie au cœur.
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
Permettez, ô mon Dieu ! justice souveraine !
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant par son amour, mourant, par sa pitié !
Victor Hugo, Ruy Blas, acte V, scène 4, 1838
1. Croi : la terminaison sans -s est une licence poétique, il s'agit d'une rime dite « pour l'œil ».
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